«Il faut démocratiser l’enseignement par le bas»

Publié le par Echos des Préaux

libe logoSociété 11/04/2011 à 00h00

«Il faut démocratiser l’enseignement par le bas»

Interview

Pour Marie Duru-Bellat, sociologue, la lutte contre les inégalités doit commencer dès l’école primaire :

Par VÉRONIQUE SOULÉ La sociologue Marie Duru-Bellat, professeure à Sciences-Po, analyse les limites des dispositifs d’égalité des chances.

 

La démocratisation du supérieur est-elle en panne ?

Oui, il y a un frein. Bien sûr, si l’on regarde les chances d’entrer dans le supérieur, en quarante ans le système s’est indiscutablement démocratisé, du simple fait qu’aujourd’hui les deux tiers d’une génération ont le bac. Mais il faut regarder aussi qualitativement. Quand tout le monde possède une voiture, ce n’est pas la même… Si l’on étudie les chances d’intégrer ensuite une grande école ou de faire médecine, les inégalités sociales restent extrêmement vivaces. Il y a quelque chose qui coince.

 

Où est le blocage ?

L’ouverture du supérieur s’est faite grâce au bac. Or, pour accroître le nombre de bacheliers et atteindre le fameux objectif de «80% au bac», on l’a diversifié et on a créé une multitude de bacs. Résultat : aujourd’hui, les jeunes n’ont pas le même bac. Et certains ont un diplôme qui leur donne le droit d’entrer dans le supérieur mais qui ne leur permet pas de réussir. C’est le frein sur lequel on bute.

Paradoxalement, de plus en plus d’enfants de milieux populaires ont le bac, mais il s’agit souvent du bac professionnel qui n’est pas adapté au supérieur. En effet, davantage que d’autres, ils ont des difficultés précoces et sont orientés vers cette filière. Quelques-uns vont ensuite tenter la fac - un bac pro tertiaire va par exemple s’inscrire en Administration économique et sociale (AES). Et ce sera une catastrophe - les statistiques sont accablantes.

Il y a trente ans, tous les bacheliers avaient le bac général, qui était «la» référence. Aujourd’hui, l’image du bac est brouillée. Mais dans le supérieur, on s’aperçoit que ceux qui réussissent sont plus souvent les détenteurs d’un bac classique.

 

Les dispositifs d’égalité des chances ne sont donc pas efficaces ?

Ils le sont sans doute d’un point de vue symbolique, car on en parle et l’on met en avant l’idée d’égalité des chances. Mais si l’on juge leur efficacité à la démocratisation des grandes écoles, ce n’est pas encore visible. Et à mon avis, ce ne peut être que très marginal. Car tous ces dispositifs sont lourds et coûteux, comme les «internats d’excellence» [réservés aux élèves méritants défavorisés, ndlr]. Ils ne peuvent donc concerner que des flux très limités d’élèves, surtout en ces temps d’économies. Ce n’est pas comme cela que l’on peut prétendre démocratiser.

 

Que proposez-vous ?

Il faut s’attaquer aux inégalités de réussite précoce. Tant que 20% des élèves ne savent pas bien lire et compter en fin de primaire et que l’on n’a pas résolu les difficultés scolaires très en aval, on ne progressera pas. Les jeunes arrivent avec un passé scolaire déjà lourd. Or, avec tous ces dispositifs, on fait comme s’il suffisait de remettre les compteurs à zéro au niveau du bac. «On va vous faire un petit dispositif, explique-t-on, et comme ça tout le monde sera sur la même ligne de départ et que le meilleur gagne !» - c’est l’égalité des chances. Mais c’est bien naïf. En un an, même dans une classe prépa très encadrée, on ne refait pas tout ce qui s’est passé dans une scolarité antérieure. Or, depuis les petites classes, les scolarités sont très inégales. Prétendre rattraper si vite des inégalités qui ont mis des années à s’installer, c’est de la poudre aux yeux.

 

On ferait donc fausse route ?

Contrairement à l’air du temps, très élitiste, qui veut que l’on démocratise par le haut, il faut démocratiser par le bas. C’est évident sur le long terme. Cela signifie que la priorité doit être donnée aux petites classes, l’objectif étant de rendre plus égales les scolarités en amont. Tant que des enfants de sept ans ne sauront pas lire, on peut toujours leur offrir ensuite un «internat d’excellence» ou une prépa, ce sera parfaitement vain. Tout ça n’est pas magique : la démocratisation du supérieur sera la résultante de la démocratisation des scolarités.

On ne va pas pour autant demander aux élèves actuellement en cours de scolarité d’attendre dix ou vingt ans. Tous ces dispositifs ont donc leur part d’utilité. Mais il faudrait donner des moyens comparables aux filières qui accueillent les masses d’étudiants, c’est-à-dire aux universités, et non pas se polariser sur les filières d’élite qui ont déjà d’importants moyens.

 

Peut-on démocratiser à l’infini, car si tout le monde a des diplômes, y aura-t-il assez de postes ?

Il y a de nombreux débats à ce sujet. Pour simplifier, il existe deux camps. Certains affirment que le mieux pour favoriser l’insertion des jeunes, c’est de leur proposer des études de plus en plus longues. Les économistes ont tendance à penser que le fait d’avoir des jeunes bien formés peut créer des emplois et de la croissance. En face, d’autres, souvent des sociologues, s’interrogent sur la nature des emplois qu’obtiendront ces jeunes, et se demandent si ces études, souvent vécues comme une contrainte, étaient bien nécessaires et s’ils n’avaient pas d’autres qualités ou expériences qu’on aurait pu valoriser, tout aussi profitables pour la société. Cela mérite de s’interroger.

Si l’on veut démocratiser, on peut se demander si, concrètement, il faut égaliser les chances d’entrer à Polytechnique ou faire en sorte qu’il y ait moins d’inégalités entre la trajectoire sociale des polytechniciens et celles des autres jeunes. La véritable démocratisation, c’est sans doute que l’on ne joue plus toute sa vie sur l’excellence scolaire dont on a fait preuve à vingt ans !

Publié dans Points de vue

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